Dans le cimetière des réseaux sociaux
Sur le web, des dizaines de milliers de comptes appartiennent à des personnes décédées. Pour leurs proches, ces présences numériques prolongent le souvenir, parfois au prix d’une douleur ravivée.

Les épaules voûtées devant son ordinateur, Marie-Claude* fait défiler du bout des doigts les visages de ses amis Facebook. Le compte est lourd : sur ses 132 contacts, 68 sont décédés. Pour cette utilisatrice de la première heure, le réseau social est devenu un lieu de deuil. « Avant, aller sur Facebook était un plaisir. Aujourd’hui, je l’ouvre à peine, chaque notification me ramène à la mort », constate-t-elle.
À 95 ans, Marie-Claude a vu partir les siens, un à un. Une réalité qu’elle considérait comme « naturelle, au fond », mais qui, à l’ère numérique, se transforme en une expérience déstabilisante. « Dans la vraie vie, quand quelqu’un disparaît, son nom et sa photo ne reviennent pas sans cesse », remarque-t-elle. Fini le temps des photos joyeuses de vacances. Son fil d’actualité est désormais envahi par une succession de souvenirs automatiques : anniversaires d’amis disparus, rappels d’anciens messages, ou même ces invitations étranges à défier des proches décédés sur Candy Crush. « Sans les publications de mes enfants et de mes petits-enfants, tout cela serait vraiment sinistre. Ici, c’est devenu un cimetière », souffle-t-elle.
Loin d’être un cas isolé, cette expérience rejoint une réalité que les plateformes commencent à mesurer. Chaque jour, près de 8 000 utilisateurs et utilisatrices de Facebook décèdent à travers le monde. Face à cette accumulation de profils inactifs, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) a récemment tiré la sonnette d’alarme.
Selon une étude de l’Oxford Internet Institute, si cette tendance se maintient, les morts pourraient être plus nombreux que les vivants sur les réseaux sociaux d’ici cinquante ans.
« Je meurs avec mon Facebook ! »
Conscient de cet enjeu, Facebook a développé, depuis 2009, plusieurs dispositifs permettant aux proches de préserver la mémoire des défunts. La plateforme offre ainsi la possibilité de transformer les profils des défunts en pages commémoratives, identifiées par la mention « En souvenir de ». En 2015, elle a élargi ces dispositifs, permettant à chacun d’anticiper sa présence numérique post-mortem en choisissant soit la suppression de son compte, soit la désignation d’un contact légataire chargé d’en gérer la mémoire.
Ce mouvement s’étend aujourd’hui à d’autres géants du web, comme Instagram, Google, LinkedIn ou encore X (ex-Twitter), qui proposent des dispositifs similaires pour gérer la mémoire numérique. Pour Marie-Claude, utilisatrice de longue date, ces outils n’effacent pas la charge émotionnelle : « Je meurs avec mon Facebook ! », lance-t-elle dans un sourire. Mais ces démarches restent souvent difficiles à anticiper, surtout lorsque la mort survient sans prévenir. C’est le cas d’Amalia*, 16 ans, dont la meilleure amie Clara* est décédée en mars 2023. Depuis, le compte Instagram de Clara est resté figé dans le temps, comme suspendu.
« Je suis la seule à avoir ses mots de passe, explique Amalia. À chaque anniversaire, je reçois des messages gentils d’amis, parfois même de gens que je ne connais pas. Au début c’était étrange, mais maintenant ça m’aide à réaliser combien elle était aimée. » Amalia republie régulièrement d’anciennes photos. Un geste discret, presque rituel, pour entretenir la mémoire de Clara et la maintenir présente aux yeux des autres.
Revenir d’entre les vivants
Pourtant, cette présence numérique persistante cache aussi son lot d’ombres. Clara s’est suicidée. Après sa mort, Amalia a compulsivement parcouru ses publications, cherchant dans stories et chansons partagées le moindre indice. « J’étais incapable de me détacher de son compte. Je me réveillais même la nuit pour regarder ses stories. Ça m’a rendu malade », avoue-t-elle. Ce tiraillement entre réconfort et souffrance est au centre des études sur le deuil numérique. Fanny Georges et Virginie Julliard, qui ont réalisé une étude basée sur une cinquantaine d’entretiens, soulignent ce point : « Voir le profil du mort comme revenant d’entre les vivants est insupportable pour certains. » Malgré tout, Amalia revient régulièrement sur le compte de Clara. « Quand je regarde ses photos, j’ai du mal à accepter qu’elle soit partie. C’est comme si elle était encore là, juste à côté. »
C’est justement pour se préserver elle et son entourage que Jane a décidé de transformer la page Facebook de sa soeur en page de commémoration. « Je savais que si je laissais son compte Facebook ouvert, les gens continueraient à lui écrire, à demander de ses nouvelles. Je n’avais pas la force d’y faire face », explique-t-elle.
Mais une fois cette modification faite, Jane n’a rien changé. « Je n’ai jamais vraiment eu le courage de m’en occuper sérieusement, admet-elle. Maintenant, la page est là, je reçois de temps en temps des messages de personnes qui apprennent sa mort en la stalkant. Ça m’encombre, mais je n’arrive pas à m’en détacher. » Entre attachement affectif, obligation morale et culpabilité, la frontière devient vite floue. « Je regrette de ne lui avoir jamais posé la question, ne serait-ce que pour être sûre que je prends la bonne décision. »
Dans cette volonté d’honorer la personne décédée comme elle l’aurait voulu, les tourments des proches ne semblent pas si inédits. « Pour beaucoup, revenir sur la page d’un défunt, opère comme une tombe sur laquelle ils se recueilleraient : c’est une étape essentielle pour apprivoiser la perte », rappellent Fanny Georges et Virginie Julliard dans leur article Produire le mort. La mort numérique, avec ce qu’elle a de particulier, réactive une question intemporelle : comment préserver la mémoire des absents sans se laisser envahir par elle ?
*Les prénoms ont été changés
Kinda Luwawa