Lecture sous algorithmes
Avec l’intelligence artificielle (IA), le lecteur paraît tout-puissant. Il peut ressusciter des auteurs, réécrire des fins décevantes, générer des romans sur mesure. Une rupture historique : pour la première fois, un humain ne lira pas un texte écrit par un autre humain.

Une révolution silencieuse s’annonce. Braqués sur les métamorphoses du métier d’auteur, nos yeux occultent l’autre mutation majeure, celle promise aux lecteurs. Pour la première fois, nous tournerons bientôt des pages écrites par des algorithmes. « L’intelligence artificielle remet en cause le postulat historique selon lequel un texte est écrit par un humain afin d’être lu par un autre humain », explique Tom Lebrun, auteur d’une thèse sur les textes générés par IA.
Les principales entreprises du secteur, GAFAM en tête, s’échinent à briser ce paradigme. Ainsi, en 2024, une société – dont l’identité reste confidentielle – a signé un contrat avec la maison d’édition new-yorkaise HarperCollins pour utiliser ses ouvrages dans l’entraînement de modèles d’IA générative, moyennant 2 500 dollars par livre. « Aujourd’hui, l’intelligence artificielle demeure simplement un très bon assistant, tempère une éditrice parisienne. On l’utilise pour traduire ou trouver un titre, mais en termes d’écriture, c’est encore très plat. »
La faiblesse stylistique de l’IA rassure mais ne freine pas l’offre à venir : un contenu littéraire produit à volonté. « Ça ne semble pas être de la science-fiction », juge Vincent Ravalec, écrivain et scénariste. Lui utilise l’IA « comme un super assistant pour booster [sa] réflexion ou travailler [ses] personnages. Jamais pour la création. » Une limite stricte, mais personnelle. Demain, chacun aura, par exemple, la possibilité de recourir à une IA pour écrire « à la manière de » son autrice préférée. Frustré par la mort de Voldemort, un fan d’Harry Potter pourra, en quelques clics, relancer la saga selon ses propres désirs.
Jeu de lectureLe lecteur devient roi
Tom Lebrun invite cependant à un enthousiasme prudent. Il distingue trois catégories de textes nés de l’IA. Le premier, dit « édité », laisse l’auteur écrire, l’algorithme assiste. Le second relève de l’« œuvre d’art », où l’IA sert une démarche artistique (le texte n’est pas créé pour être lu). Enfin vient le texte « appropriant », entièrement pensé par une machine.
Ce dernier révolutionne notre façon de lire. Il engendre ce que Tom Lebrun nomme une lecture « référentielle », axée sur les références, les clichés. Car l’IA, explique-t-il, est un outil probabiliste. Elle n’invente rien, mais fabrique des « moyennes de textes » issues de corpus étudiés. Ainsi, lorsqu’un passionné s’en sert pour rédiger une fanfiction Harry Potter, il ne lira pas pour découvrir, mais pour retrouver des noms connus, des sortilèges familiers. De même, un roman policier inventé par l’IA mimera simplement les conventions du genre. La lecture devient alors un jeu où chacun part en quête de balises culturelles.
Les tentatives de résurrection d’auteurs suivent une logique similaire. Imaginons qu’un fanatique d’Alexandre Dumas souhaite ressusciter le comte de Monte-Cristo. L’IA le lui permet, mais elle ne générera qu’une reproduction algorithmique du style et des thèmes de l’auteur. Ainsi, ces productions « littéraires » de « grands auteurs » auront « toujours une valeur de lecture », assure Tom Lebrun. « À l’inverse, lorsque seule l’IA est présente, la lecture perd de sa valeur. Si en tant que lecteur vous n’êtes pas capable de faire le lien entre une intention humaine et le texte, alors celui-ci n’a pas de raison d’être lu. »
Le lecteur devient roiLe lecteur devient roi
« L’IA serait incapable de faire ce que j’attends d’une œuvre littéraire, certifie Vincent Ravalec. Cependant, elle pourra produire du best-seller à la chaîne. » Pour un lecteur en quête d’intrigues accrocheuses et de personnages attachants, l’IA performe déjà. Tom Lebrun confirme : « Elle peut copier un style et, avec un peu d’édition, sera en capacité de produire des séries de livres avec une écriture purement narrative, comme celle de Chair de poule. »
S’ouvre alors une nouvelle expérience de lecture, infiniment personnalisable. Comme on s’approprie l’histoire dans un jeu vidéo, on pourrait, à terme, paramétrer aussi son roman : un méchant sadique, une ambiance moyenâgeuse, une fin heureuse ou tragique selon l’humeur. En somme, une expérimentation dépourvue de tout processus créatif. Et la demande existe. « Je donne des formations en IA, illustre Vincent Ravalec. Des gens s’imaginent qu’en appuyant sur un bouton, cet outil va créer à leur place. Certains sont demandeurs d’un processus automatisé. » Avec cette promesse d’une gratification immédiate et du texte « parfait pour vous », l’IA transforme le lecteur en consommateur boulimique. L’auteur s’efface, le lecteur devient roi.
Néanmoins, Tom Lebrun voit en cette évolution une piste stimulante : « Il y aura de nouveaux modèles littéraires. Mais ce sera une forme de paralittérature. » Il l’illustre par comparaison avec une autre technologie. « Tout le monde a un téléphone dans sa poche. On prend tous des clichés avec, mais on ne se définit pas pour autant comme photographe. » De même pour l’écriture, entre une fiction générée par une IA et une œuvre littéraire, « on ne parle pas de la même chose ». Elles partagent un alphabet. Rien de plus.
Ancelin Faure