Travaille, clique et tais-toi

Derrière leur écran, les « travailleurs du clic » effectuent des micro-tâches numériques ©Image générée par ChatGPT

Modération de contenus, floutage de visages en ligne… Ces tâches peuvent être automatisées par l’intelligence artificielle. Et pourtant, malgré les progrès de la technologie, des travailleurs invisibles continuent à réaliser des activités jugées répétitives et abrutissantes. 

Après une journée de travail, Louise Chagnaud, architecte de 26 ans, s’installe à son bureau. Sans bouger de sa chaise, pendant près de deux heures, la jeune femme modère en direct le contenu de la chaîne Twitch du streamer politique Jean Massiet, 260 000 abonnés. Les yeux rivés sur le chat de l’émission Backseat, la main droite positionnée sur sa souris, elle est à l’affût. Suppression de commentaires, signalement ou bannissement, « je modère tout énervement », explique Louise, alors que les insultes pleuvent dans le chat : « fiotte », « crâne d’os », « caca »… 

Un automod – modérateur automatique –, intégré à son logiciel de modération, détecte et filtre certains contenus jugés déplacés selon des règles préétablies par la plateforme et la chaîne elle-même. Ensuite, Louise n’a « plus qu’à repasser derrière », résume-t-elle. Tâches rapides et répétitives, bien que non rémunérées, sa mission correspond en tout point à celle d’une « travailleuse du clic ».

En plus d’une intelligence artificielle (IA) intégrée, la plateforme Twitch met à disposition d’autres fonctionnalités utiles à ses modérateurs. L’une, par un drapeau noir, permet d’identifier les personnes dites « perturbatrices » et une autre, à l’aide un point rouge, liste les utilisateurs définitivement exclus du réseau social. « Ce n’est pas très épanouissant comme travail mais c’est utile. Il y a des éléments subtils pouvant être misogynes ou racistes que l’IA ne peut pas toujours repérer, même bien entraînée », relève Louise. 

 « Des tâches plus abrutissantes »

Ces missions répétitives sont « très dures et éprouvantes » pour Natan Castay. Pendant le confinement, alors étudiant en cinéma, le jeune homme de 25 ans cherche à être rémunéré sans sortir de chez lui. En quelques clics, il tombe sur le site Amazon Mechanical Turk (MTurk) qui propose de réaliser des micro-tâches numériques. Un relevé bancaire et une pièce d’identité lui suffisent à ouvrir son compte. 

Pendant cette période, Natan passe en moyenne quatre-vingt heures par semaine, devant son écran. À raison d’environ un centime du clic, il enchaîne les missions : validation de captchas – les fameux « vous n’êtes pas un robot ? » –, floutage de visages sur Google Street View, etc. « Toutes les tâches sont plus abrutissantes les unes que les autres », souffle-t-il.

Sensibilisé par la thématique, l’étudiant réalise un documentaire-fiction intitulé En attendant les robots. Son travail interroge l’aspect aliénant du « travail du clic ». « À aucun moment, le but précis de nos missions n’est expliqué, souligne-t-il. Comme ce sont des sous-traitants qui nous emploient, nous ne savons jamais pour quelles entreprises nous sommes utiles. » 

Bande d’annonce du documentaire-fiction En attendant les robots (2023)

L’IA pourrait supplanter l’homme, encore faudrait-il que celle-ci soit infaillible. Si elle risque de bouleverser de nombreux métiers, y compris ceux de régulateurs et de « travailleurs du clic », elle ne sera cependant jamais autonome, selon Jean-Philippe Clément, journaliste et animateur d’un podcast sur le sujet : « Aujourd’hui, l’IA est assez bonne dans 80 % des cas. Elle ne sera jamais efficace à 100 %, ce sont les renforcements humains qui l’entraînent. »

Un vide juridique favorable

Dans le « travail du clic », les mouvements sociaux sont rares pour négocier le partage de la valeur entre ceux qui donnent les missions et ceux qui les exécutent. « En fait, s’ils sont repérés en tant que participants à ce type de mouvements, ils sont radiés des plateformes », étaye Jean-Philippe Clément.

Pour la sociologue Juana-Torres Cierpe, cette faible mobilisation entretient l’invisibilisation de ces travailleurs : « Il y a eu des réglementations pour les plateformes de VTC en Amérique latine ou en Europe. Mais personne ne parle des “travailleurs du clic”. On est loin de régler ces problèmes de conditions de travail. » Contrairement aux chauffeurs VTC, ces emplois 100 % numériques empêchent les interactions physiques entre les travailleurs. « C’est important de se voir pour agir en collectivité, pour faire des grèves ou peser dans les négociations salariales », détaille-t-elle.

Ce travail harassant se développe dans un vide juridique qui ne garantit aucune protection aux travailleurs : « Dans des pays comme le Venezuela, c’est une nouvelle source de rémunération. On reçoit l’argent directement d’une plateforme, sans passer par une banque. Avec l’hyperinflation entre 2022 et 2024 et encore aujourd’hui, cela aide beaucoup de personnes. »

Les « travailleurs du clic » ont d’ailleurs des profils et des motivations très variés. En France, il s’agit surtout d’une manière d’arrondir ses fins de mois. « Au Venezuela, ce genre de travail apparaît plutôt comme essentiel, explique Juana-Torres Cierpe. Il faut bosser quatorze heures par jour pour avoir un salaire correct [le salaire moyen au Venezuela en 2024 est de 165.81 €, ndlr]. C’est très répétitif : on ne sort jamais, on est toujours devant un écran. » Derrière les promesses de rémunération rapide, le prix à payer est élevé pour la santé physique et mentale.

Constantin Jallot et Lucas Santerre

Retour en haut