Arche de Noé 2.0 : la grande illusion de la désextinction
Colossal Biosciences, start-up américaine spécialisée dans la désextinction, prétend faire revenir certains animaux disparus. Mais au lieu de recréer des mammouths, les scientifiques appellent à protéger les millions d’espèces déjà en danger.

Sommes-nous à l’ère d’une sixième extinction de masse des espèces ? Une partie du monde scientifique en est convaincue. En cinquante ans, les populations d’animaux sauvages ont diminué de près de trois quarts, selon un rapport de WWF publié en 2024. L’Union internationale pour la conservation de la nature, principal organisme chargé de recenser les vertébrés disparus, en compte 900 depuis l’an 1500. Dans cette sixième phase d’extinction, inutile de chercher le coupable bien loin : c’est l’homme.
Si l’Homo sapiens est devenu un superprédateur, il se croit aussi supersauveur. À l’image de Noé et son arche, qui auraient préservé les animaux du déluge. C’est en tout cas le rêve de Colossal Biosciences, société de biotechnologie américaine et cheffe de file de la désextinction. La start-up ultra-médiatisée sait susciter l’intérêt, en misant sur des espèces emblématiques disparues. Qui n’a jamais rêvé de voir un dodo, un tigre de Tasmanie, aussi appelé thylacine, ou encore… un mammouth ? Sa dernière prouesse, la désextinction du loup sinistre. Cet animal, devenu mythique grâce à la série Game of Thrones, s’est éteint sur le continent américain il y a environ treize mille ans.
Équilibrer les écosystèmes
Mais ne joue pas à Dieu qui veut. Pour faire accepter ses travaux de manipulation génétique, l’entreprise mise sur son bénéfice écologique. « Colossal met en avant de nombreux avantages sur la biodiversité pour justifier la réintroduction du thylacine en Australie », évoque Nicolas Patou, ingénieur et étudiant en développement durable à l’École des Mines de Paris, auteur d’un article sur le sujet. En effet, la disparition du tigre de Tasmanie a impacté son écosystème en rompant les équilibres entre proies et prédateurs. Son absence a favorisé la prolifération de certaines espèces herbivores, entraînant une pression accrue sur la végétation. « D’après Colossal, restaurer cet équilibre pourrait limiter la fréquence des feux de forêt parce qu’il y aurait moins de rongeurs et d’oiseaux qui mangent les plantes » et laissent de la matière végétale sèche, complète l’ingénieur.
D’autres espèces comme le mammouth laineux, disparu il y a quatre mille ans en Sibérie, pourraient, selon la start-up, « ralentir la fonte du permafrost de l’Arctique ». En piétinant la neige et la végétation, l’animal maintiendrait le sol plus froid, limitant ainsi la libération de gaz à effet de serre dans l’atmosphère et donc, le réchauffement climatique.
« Dire que c’est de la conservation, c’est complètement faux »
Une simple opération de communication, pour de nombreux scientifiques. « C’est une vaste fumisterie ! », s’indigne Benoît Fontaine, ornithologue biologiste de la conservation au Muséum national d’histoire naturelle de Paris et à l’Office français de la biodiversité. « D’un point de vue prouesse génétique et manipulation moléculaire, c’est très bien. Mais dire que c’est de la conservation, c’est complètement faux », fulmine-t-il. Selon lui, les nouvelles espèces ne pourraient pas s’insérer à nouveau dans l’écosystème, car « il n’y a plus les ressources pour qu’elles survivent ». Les trois louveteaux génétiquement modifiés par Colossal, Romulus, Remus et Khaleesi, vont d’ailleurs grandir dans un parc dédié, sans être remis en liberté. Même s’ils apprenaient à chasser, les proies dont se nourrissaient les loups sinistres ont, elles aussi, disparu.
« Ce n’est que du business, se désole le scientifique. Ils ont réussi à lever des millions de dollars, mais c’est du même ordre que Musk qui pense que l’avenir est sur Mars. Dire que la technologie va nous sauver, c’est se détourner du vrai problème ! » Car la vraie crise de la biodiversité est invisible. Les millions de petites bêtes, invertébrés, insectes et mollusques qui peuplent la planète sont moins suivis par les scientifiques. Mais si on les comptabilise, ce sont 170 à 300 fois plus d’espèces qui auraient déjà disparu. « On va faire de la pub pour la disparition des animaux mignons, mais on va ignorer l’essentiel de la biodiversité », regrette Benoît Fontaine.
Selon l’ornithologue, les efforts fournis dans la désextinction risquent de nous détourner du vrai défi : préserver les espèces déjà en danger : « Faire de la conservation, c’est d’abord restaurer les habitats. La seule façon de faire revenir des espèces au bord de l’extinction, c’est leur donner les ressources dont elles ont besoin. » Le biologiste de la conservation prend l’exemple des baleines à bosses, menacées à cause de la chasse. Interdire cette pratique les a sauvées. Elles sont aujourd’hui 135 000, et leur effectif ne cesse d’augmenter.
Zoé Multeau