Libérer nos souvenirs en quarantaine

Cinq ans, c’est le temps qui sépare la société française du premier confinement lié à la pandémie de Covid-19, instauré en mars 2020. Cinq ans, c’est aussi le temps qu’il faut aux souvenirs de la crise sanitaire pour commencer à s’estomper. Des grands boulevards au métro parisien, le Covid laisse son empreinte pour ne pas tomber dans l’oubli.


©Marine Evain

Paris. 22 avril 2025. 11h. Dans les rues de la capitale, les traces du passage du Covid-19 se font rares. Sourires démasqués, foule entassée dans les rames du métro, terrasse remplie… à regarder le paysage, impossible de savoir que, cinq ans plus tôt, Emmanuel Macron annonçait l’instauration d’un confinement. Les yeux rivés sur Google Maps et son masque sur le nez, Jocelyne, 68 ans, cherche son chemin dans le tumulte parisien. De la crise du Covid, elle n’a pas oublié la peur de mourir. En revanche, elle peine à se souvenir de la date du premier confinement : « C’était bien début mars, non ? »
Comme Jocelyne, nombreux sont ceux pour qui le souvenir du Covid-19 s’efface. Créé aux prémices de la crise, l’institut Covid-19 Ad Memoriam œuvre pour faire perdurer l’héritage de cette expérience collective. « À chaque crise, la question de la mémoire est essentielle », souligne Laëtitia Atlani-Duault, anthropologue, fondatrice et présidente de l’institut, dans un podcast intitulé
« Transmettre les mémoires du Covid ».

Juliette a passé tous ses confinements seule, dans son appartement situé place de Clichy. Cette trentenaire n’oubliera pas cette « expérience désagréable », ponctuée de rituels heureux, comme la célébration des soignants, chaque jour. « Même dans dix ou vingt ans, je ne pourrai pas oublier ce que l’on a vécu », s’émeut-elle.
Pour l’anthropologue Laëtitia Atlani-Duault, la création d’une journée commémorative nationale, chaque 17 mars, pour honorer la mémoire des victimes du virus et des travailleurs de première ligne, permettrait au récit du Covid-19 d’atteindre les générations futures. « Il y a eu une sorte de don fait à la société qu’il s’agit de rétribuer par un contre-don. Le souvenir, par l’hommage, est une forme de contre-don », affirme-t-elle dans le podcast. Théorisé par l’anthropologue Marcel Mauss, la théorie du don et du contre-don s’articule autour du principe de réciprocité où chacun doit être donneur et receveur pour faire société. 

Amassés devant l’un des comptoirs RATP de la Gare Saint Lazare, Delphine, Bertrand et leurs deux filles piétinent les vestiges d’une limite de distanciation sociale. « Ça me rappelle quand on devait se tenir à un mètre les uns des autres. Personne ne respectait vraiment cette règle », s’amuse Delphine.
Si le principe de distanciation a atteint ses limites lors de la pandémie, d’autres principes comme le port du masque se généralisent rapidement. Un bond solidaire disparu aussitôt l’épidémie endiguée. « En tirant un bilan de cette crise, nous pouvons aussi questionner nos valeurs communes et revisiter le contrat social qui nous lie pour se préparer aux années à venir », soutient Laëtitia Atlani-Duault, dans son interview à l’institut.

Julien attend son RER, station Châtelet-Les Halles. Vingt-trois ans et encore loin d’être papa, le jeune homme sait déjà qu’il partagera le récit des années Covid à ses enfants. « C’était un moment complètement fou, se souvient Julien. C’est important pour moi que les générations futures réalisent ce que nous avons vécu. » Pour le garçon, l’événement marquant a été l’annulation du baccalauréat : « Je croyais que ça n’arrivait que dans les films ! »
Dans le podcast « Transmettre les mémoires du Covid », Laëtitia Atlani-Duault évoque l’importance du récit de vie individuel dans le devoir de transmission. Dès le début de la pandémie, l’Institut Covid-19 Ad Memoriam lance le site Histoiresdecrise.fr pour recueillir les témoignages texte, photos, vidéos ou sonores de chacun.

Deux personnes sortent de la pharmacie, sans prêter attention au sticker collé sur la vitrine de l’officine du 9e arrondissement de Paris. Pourtant, il y a moins de cinq ans, un conflit ouvert opposant les « pro-vax » aux « anti-vax » divisait la société française.
À l’image du débat sur la vaccination, certains épisodes de la pandémie font — et feront — l’objet de «guerres mémorielles», selon Laëtitia Atlani-Duault. « C’est pourquoi la fabrique des mémoires de la pandémie doit être faite par tout un chacun. Il ne faut pas que le discours mémoriel soit dominé par la voix des chercheurs, des journalistes et des politiques. »  

Dans les couloirs du métro, certains panneaux d’information Covid-19 résistent au temps. Preuve que l’épidémie aura toujours sa place parmi nous ? Solène, étudiante à l’université de Dauphine, est en tout cas persuadée que la crise sanitaire sera étudiée dans les programmes scolaires. « Peut-être pas comme un chapitre central mais comme l’explication de tel ou tel pic sur un graphique par exemple », ajoute-t-elle.
D’autres épisodes sanitaires ont pourtant déserté les livres d’histoire, comme celui du VIH-Sida. Interrogé dans le cadre du podcast « Transmettre les mémoires du Covid », Françoise Barré-Sinoussi, co-lauréate du Prix Nobel pour sa participation à la découverte du virus du VIH-Sida et présidente d’honneur de l’institut, estime que les leçons autour du VIH-Sida « n’avait pas été bien apprises » au commencement de la crise sanitaire de 2020. « Cela voulait dire qu’on n’avait pas la mémoire de cette épidémie du XXIᵉ siècle. Le Covid-19 est le moment ou jamais de rectifier le tir pour se préparer aux prochaines pandémies. » 

Marine Evain

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