Après le steak, les insectes
La promesse d’une alimentation à base d’insectes provoque fascination et scepticisme. Si l’innovation gastronomique explore de nouvelles frontières, la transition vers une consommation courante se heurte à des obstacles économiques et culturels tenaces.

« J’ai longtemps été dégoûté par les insectes », lâche en rigolant Laurent Veyet. Ironie du sort, aujourd’hui il est à la tête d’Inoveat, le seul restaurant d’Europe où il est possible de faire un repas composé à 100% à base d’insectes. Le spot, planqué dans le 2e arrondissement de Paris, soufflera sa dixième bougie en septembre.
Il est important de noter que l’entomophagie (la consommation d’insectes par l’homme) est une pratique ancestrale dans de nombreuses cultures à travers le monde, notamment en Asie, en Afrique et en Amérique Latine, où des millions de personnes consomment régulièrement des insectes.
« Ce qui m’a rebuté est devenu le moteur de ma motivation », avoue le chef. Il raconte sa découverte des insectes « à contre-cœur » : d’abord le dégoût, puis une curiosité grandissante face à ce qui lui semblait être un sacré défi culinaire. Un ingrédient qui colle bien à sa vision d’une cuisine locale et de saison, histoire de faire les choses bien jusqu’au bout des pattes.

« Je suis un cuisinier comme les autres, c’est juste l’ingrédient avec lequel je travaille qui est unique. » Mais l’audace de Laurent Veyet se heurte à une réalité compliquée. « En France, seuls deux types d’insectes comestibles sont disponibles », se désole-t-il. Le chef doit se creuser la tête pour varier les plats avec un éventail d’ingrédients limité.
L’Union européenne a autorisé la commercialisation de plusieurs espèces d’insectes pour l’alimentation humaine. Les plus courantes sont le ténébrion meunier (ver de farine), le grillon domestique, la locuste migratoire et le ver à soie. Ces insectes sont appréciés pour leur richesse en protéines, en acides gras essentiels, en vitamines et en minéraux.
Clairement, faire accepter des insectes dans nos assiettes, ce n’est pas gagné d’avance. Le prix de ces petites bêtes est encore élevé, et l’image ne fait pas rêver tout le monde. Plusieurs facteurs expliquent ce coût: les coûts de production, qui sont encore importants en raison du manque d’automatisation et d’optimisation des élevages, la réglementation, qui impose des normes strictes en matière d’hygiène et de sécurité alimentaire, et la demande, qui reste encore faible, ce qui ne permet pas de réaliser des économies d’échelle.
Mais Laurent Veyet mise sur la curiosité des gourmets en quête de nouvelles expériences. « C’est comme courir un marathon avec un boulet », image-t-il, mais la récompense, c’est une « clientèle très enthousiaste et conquise ».

Une cuisine festive et colorée qui s’inspire de nos jardins. @Laurent Veyet
Une filière en galère
Au-delà des restos branchés, l’élevage d’insectes cherche encore son business model.
Même si l’entomoculture est présentée comme une alternative prometteuse et durable à l’élevage traditionnel, le revers de la médaille apparaît avec la mise en procédure de sauvegarde de la société Ynsect, pionnière française de l’élevage d’insectes. Victime de son ambition démesurée et d’un contexte économique tendu, cette entreprise emblématique de la French Tech illustre les difficultés structurelles de cette filière émergente, encore fragile malgré un potentiel écologique reconnu.
Le potentiel est là : des protéines de qualité, un impact environnemental potentiellement faible, et un terrain de jeu immense pour les chefs créatifs. En effet, les insectes sont une source de protéines complète, contenant tous les acides aminés essentiels.
Leur élevage nécessite moins de terre, d’eau et d’énergie que l’élevage traditionnel, et ils émettent moins de gaz à effet de serre. De plus, la grande diversité des espèces d’insectes offre un large éventail de saveurs et de textures, ce qui ouvre de nouvelles perspectives culinaires. Si on arrive à sauter les obstacles actuels, les insectes pourraient bien devenir des stars de nos régimes flexitariens, écolos, ou juste pour les curieux.
Aujourd’hui, 95% des insectes produits finissent dans l’alimentation animale, pour les poissons d’élevage et nos animaux de compagnie.
Un marché de l’alimentation animale qui grandit, mais où la concurrence est féroce. Il est difficile de concurrencer la farine de poisson, l’ingrédient de référence. « Les insectes coûtent deux à dix fois plus cher que la farine de poisson », balance Corentin Biteau, le président de l’Observatoire national de l’élevage d’insectes.
Avec un prix autour de 4 000 € la tonne, la farine d’insectes a du mal à se mesurer aux 1 000 € la tonne de farine de poisson, une ressource perçue comme abondante même si son impact sur l’océan n’est pas terrible. Cependant, la production de farine de poisson a des conséquences environnementales importantes, telles que la surpêche et la destruction des écosystèmes marins, ce qui plaide en faveur du développement de solutions alternatives comme l’élevage d’insectes.
L’alimentation humaine, elle, reste un marché de niche, représentant moins de 5% des investissements. Quelques propositions qui auraient pu améliorer l’impact écologique des insectes, comme les nourrir avec nos déchets. Un super plan pour l’économie circulaire mais qui se heurte à des règles sanitaires européennes super strictes.
Mais le plus gros frein, c’est notre blocage culturel. Ce dégoût instinctif des insectes qui fait qu’on s’imagine mal les mettre dans notre assiette. Et ça, l’industrie l’a bien compris. Leur technique actuelle, c’est de cacher les insectes dans des produits transformés comme les chips ou barres de céréales. Si l’insecte est bien visible sur l’emballage, l’apparence du produit est la même qu’un biscuit apéro classique.
Ça évite le « beurk » de prime abord, mais ça n’installe pas une vraie culture de la consommation d’insectes. « Il y a quand même le côté psychologique qui fait que pour beaucoup de personnes, c’est compliqué », avoue Corentin Biteau.
Le chercheur ne prédit pas d’évolution des mœurs dans les prochaines années : « Tant qu’il y aura d’autres options, les consommateurs choisiront l’alternative. ». Des études montrent que l’acceptation des insectes comme aliment varie considérablement d’une culture à l’autre. Les pays occidentaux sont généralement plus réticents que les pays où l’entomophagie est une pratique traditionnelle.
Le criquet fait son chemin
Du coup, même si des initiatives comme les micro fermes d’insectes commencent à pointer le bout de leurs antennes, l’entomoculture en Europe reste une jeune pousse face à des géants de l’agroalimentaire bien établis.
Alors, on oublie les insectes dans nos assiettes ? Pas si vite. Des initiatives pour faire découvrir ça aux plus jeunes pourraient changer la donne à long terme. « Une fois que les gens ont goûté, ils ont plus de chances d’en remanger derrière », note Corentin Biteau.

D’après un sondage Yougov de 2021, près d’une personne sur cinq affirme être disposée à consommer des insectes cuisinés entiers et une personne sur quatre accepterait de consommer de la nourriture dont les ingrédients contiennent des insectes. Il est intéressant de noter que l’intérêt pour les insectes comestibles est plus fort chez les jeunes générations et les personnes soucieuses de l’environnement.
Mais soyons clairs : les insectes ne vont pas remplacer la viande de sitôt. Si des chefs comme Laurent Veyet ouvrent de nouvelles perspectives gustatives, la filière a encore un paquet de défis à relever pour devenir une alternative crédible à la consommation de viande à grande échelle. L’avenir de l’entomoculture passera sûrement par des avancées technologiques pour baisser les coûts de production, des règles moins rigides pour utiliser certains types de déchets, et surtout, une bonne dose de pédagogie pour nous faire dépasser nos préjugés.
Alors prêts à tester les cookies aux vers de farine ?
Angélina Mensah